A demi allongé sur son lit, cela faisait maintenant exactement quatre heures et trente-neuf minutes que Konstantin était cloîtré dans sa chambre, les yeux et l'esprit tout entier plongés dans un roman qu'il avait déniché dans la bibliothèque pour le moins bien fournie du château. Mais comme tout vieil accro à la nicotine qu'il était, venait fatalement un moment où l'appel de la cigarette devenait plus fort que tout, et c'est bel et bien ce qui lui fit enfin lever les yeux des passionnantes aventures du Capitaine Nemo et du Professeur Aronnax dans les profondeurs de l'océan. Eh non, même Jules Verne n'était pas capable de lui faire oublier l'heure de sa pause clope.
C'est donc non sans grommeler vaguement après la douleur dans son dos et la dureté de son matelas, qu'il posa son livre sur sa table de chevet et attrapa sa veste qu'il jeta sur son épaule. Il s'arrêta devant le doberman couché au pied du lit qui, d'un regard, comprit ce que son maître attendait et s'élança vers la porte en remuant la queue. Le vieux détective ne prit même pas la peine de fermer la porte à clé, après tout il n'y avait rien à voler dans sa chambre, à part quelques trois-cent croquis dispersés en vrac dans la pièce, la carte de crédit fournie par son patron le temps de l'enquête, 30£ et la laisse du chien. Personne n'irait très loin avec ça.
Arrivé à quelques pas de la grande porte d'entrée du hall, il sortit de la poche intérieure gauche de sa veste une black devil qu'il pinça entre ses lèvres, avant de plonger l'autre main dans la poche droite pour attraper son briquet... qui n'y était pas. Verdammt. Avec un soupir agacé, il commença à palper toutes ses poches, sans succès. De toute évidence, il l'avait oublié dans sa chambre, sans doute non loin de son porte-feuille. Pas très malin, pour un fumeur. Il rappela donc son chien et entreprit de remonter, sans le moindre enthousiasme, le large escalier de marbre qui menait aux chambres de l'aile Nord. Le couloir était tout aussi désert et silencieux que lorsqu'il l'avait quitté. Les gens n'étaient décidément pas très... vivants, ici. Remarque, tant mieux, Konstantin n'aimait pas être dérangé.
Il tourna la poignée, poussa la porte de sa chambre et se dirigea vers le bureau, où ce fourbe de briquet trônait seul et semblait le narguer. Il soupira à nouveau, avant de le fourrer prestement dans une de ses poches – une pas trouée, de préférence, il n'avait pas envie de faire des aller-retours toute la journée – et de se diriger vers la porte.
Soudain, l'Allemand s'arrêta brusquement dans son élan, pivota sur ses talons, et se retrouva à nouveau face au bureau. Ses yeux gris scrutèrent le vieux meuble en acajou avec scepticisme. Quelque chose ne tournait pas rond, ici. Il regarda autour de lui. Ses yeux se posèrent sur Nox, assis près de lui. Le chien regarda son maître. Le maître regarda son chien. Bref, ils se regardèrent. Et les yeux de Konstantin tombèrent alors sur un objet qui gisait sur le parquet, juste devant ses pieds. Un porte-feuille en cuir noir. SON porte-feuille, plus précisément. Et qu'y avait-il à quelques centimètres à peine de ce porte-feuille ? Une fenêtre. Une fenêtre OUVERTE. Konstantin ne partait jamais sans fermer les fenêtres. Oh non, ça ne tournait définitivement pas rond.
Son premier réflexe de vieux flic fut de se ruer à la fenêtre, l'arme au poing. Son regard perçant courut le long de la gouttière qui descendait quasiment jusqu'au sol, et il scruta le bois qui longeait l'aile Nord, à une vingtaine de mètres de là. A peine cinq minutes s'étaient écoulées entre le moment où il avait quitté sa chambre et le moment où il était revenu, le sale petit corniaud qui avait osé venir fouiner dans ses affaires, qui qu'il soit, n'avait pas pu aller bien loin. Mais il n'entendait ni ne voyait personne entre les arbres, pas âme qui vive... Il lâcha un juron quelconque en allemand, avant de se détourner de la fenêtre et de ramasser son porte-feuille. Il l'ouvrit pour en vérifier le contenu, et soupira à l'idée qu'il allait sans doute devoir appeler John et lui dire de bloquer le compte associé à sa carte et de lui en fournir une autre. Que de temps perdu, à cause de petits voleurs à la tire comme ceux qui peuplent ce foutu château, du temps qu'il pourrait passer à... à... Wait. WHAT ?
La carte de crédit était à l'endroit exact où il l'avait laissée. Ainsi que ses trois billets de 10£. Konstantin fut déstabilisé, l'espace d'un instant. Tout ça pour rien ? Si le motif de ce type n'était pas l'argent, alors quoi ? Il regarda à nouveau son porte-feuille d'un air perplexe. Et alors, un détail qu'il n'avait pas encore relevé vint le frapper en pleine figure.
Il manquait une carte. Pas n'importe laquelle. Pas celle à laquelle il s'était attendu, non, c'était bien pire que ça. La carte de visite de Henry Lee Lucas. Cette maudite carte qu'il n'aurait jamais du garder.
Ses yeux s'agrandirent d'horreur, et une vague de panique le submergea. Laissant à son tour tomber le porte-feuille par terre, il se rua dans le couloir et vint s'acharner sur la poignée de porte de son voisin de chambre.
Est-ce qu'il a retrouvé la mémoire ? Est-ce que je suis dans la merde jusqu'au cou ? Oh Gott, bitte, nein.
D'un violent coup d'épaule, le détective fit sauter la vieille serrure et s'arrêta net au milieu du living-room. Le bruit de l'eau qui coule lui parvenait depuis ce qui semblait être la salle de bain. Vladimir était dans son bain ? C'est une blague ?! Mais alors, il venait de défoncer sa porte pour rien, et...
Oh, Vladimir. Espèce de sale petit rat.
Tu ne m'auras pas comme ça.

Konstantin ouvrit la porte de la salle de bain d'un coup de pied, tira le rideau de douche, et attrapa par le col un Vladimir tout habillé et trempé jusqu'aux os, qu'il plaqua sans ménagement contre le mur. Il le fixa de ses prunelles grises, comme s'il essayait de passer sa cervelle au rayon X. C'est toi. Je sais que c'est toi. Ça ne peut pas être quelqu'un d'autre que toi. Tu devrais être mort. Est-ce que tu te souviens ?... Tu ne sortiras pas de cette pièce, si tu te souviens.
Le poing du détective se resserra autour de son beretta qu'il tenait toujours de l'autre main, et son index vint lentement se positionner sur la gâchette.

[Je termine pas mon autre réponse, jsuis trop une belle-re. ]

Bon dieu, il avait réussi. Il avait réussi bordel. Et il avait à présent un sourire aux lèvres sous la flotte qui le trempait tout habillé, une expression digne d’un Coyote ayant trouvé un plan qui « marcherait à coup sûr » pour attraper Bip-Bip, sauf que le Bip-Bip en question était loin d’être con et c’est avec effroi qu’il entendit des pas précipités dans le couloir et une porte défoncée. Évidemment, la sienne, ce ne serait pas drôle sinon. Un chien et une bête enragée déboulèrent dans sa chambre (quant à savoir laquelle était qui, tout est une question de point de vue) il n’empêche que Konstantin l’attrapa par le col comme s’il s’agissait d’un vulgaire paquet de course et le fixa de ces regards qui peuvent vous tuer s’ils avaient fusil à pompe intégrés, enfin, en ce cas-là il n’en avait pas besoin car le russe avait furtivement aperçu ce qui semblait être une arme, et pas de ces joujou qu’on trouve à la fête foraine avec laser intégré, non une vraie arme de pro. De pro. Il avait aussi eu le temps de détailler la carte volée, une carte toute simple, un nom, Henry Lee Lucas, une adresse, un numéro et la mention « psychothérapeute spécialisé ». Il était joli ce petit bout de papier, une chose toute simple mais sobre, presque classe. Ça faisait très pro, ça aussi. Un peu trop pro ? Des images lui revenait en tête à la vitesse de la lumière mais la douche froide et… L’autre douche froide, plus dangereuse celle-là le maintenait assez éveillé pour ne pas sombrer. Cependant il prenait toutes les informations, le souvenir d’un homme très grand aux yeux dorés et aux cheveux d’ébène, un cadavre, des milliers de photos, de dates, d’évènements, de choses qui isolées n’avaient aucune importances mais que assemblées formait un puzzle démoniaque. Et puis il y avait un homme inconnu, ce Monsieur X comme l’appelait Vladimir qui était toujours resté avec lui mais dont le visage et la personne entière étaient comme un trou noir dans sa mémoire visuelle, comme un portrait déchiré au cutter qui lui lacérait les entrailles et le cœur, sa voix semblait venir de partout et nulle part comme un lointain écho, et les discutions qu’ils avaient pu avoir n’étaient que des flash dans une voiture parfaitement silencieuse mais dont le moteur semblait jusque rugir dans ses oreilles. Pourquoi Konstantin s’évertuait à lui cacher la vérité ? Pourquoi hein ? On peut savoir saleté ? Avait-il quelque chose à se reprocher dans la suite d’évènements complétement déments qui lui était arrivé ? Encore des questions qui resterait sans réponse pour le moment, il le savait, mais à force de creuser il saurait. Il saurait.

Quoi qu’il advienne, Vladimir saurait. Un jour ou l’autre. D’un moment ou d’un autre. Dans quelques secondes ? Dans quelques jours ? Une semaine ? Cela ne tarderait plus, c’était même imminent, voilà une chose qu’il savait et que l’autre n’avait pas idée, et ce serait un brusque retour de flamme pour l’impeccable Konstantin. Une chose redoutable et redoutée, très certainement, car malgré la colère qui luisait dans un éclat monstrueux dans les yeux orages et orageux de son voisin, il y décelait malgré tout une dose infime de peur. Oui, une dose infime, à peine perceptible pour le commun des mortels, mais lui n’était pas un humain ordinaire et était doté de sens animaux plus développés que les autres. Que dire. Il fallait prendre en compte l’arme et l’instabilité plus que présente dans la démence de l’allemand, ivre de rage. Il ne savait pas à quel point était proche le gamin, et il n’hésiterait pas à le supprimer si son amnésie venait à disparaître. Ils restèrent ainsi durant de longues secondes, aucun ne pipait mot, et toujours la carte dans les dents (bien que froissée, humide et presque en lambeaux), Vladimir lui avait un air profondément calme. Dieu seul sait à quel point celui-ci est émotif, voir même émotive, mais là il ne se passait rien. La douche faisait perler des gouttelettes dans ses cheveux immaculée, et son voisin lui non plus ne tardait pas à être trempé jusqu’à la moelle. Aucun des deux ne semblait vouloir prendre la parole, au risque de se trahir et de donner des informations à l’autre, ils étaient en guerre de tranchée, les mots ne suffisant plus. Bon, il devait se sortir de cette situation, d’un moyen ou d’un autre. « Hey, ça te dirait de prendre le Tea Time avec moi darling ? » Ou alors se battre au risque de se prendre un coup de feu dans le bide et de se vider de son sang dans la salle de bain alors qu’il ne savait même pas pourquoi l’autre lui en voulait autant. Oh, idée géniale du génie éternel, le russe eu une idée. Empoignant la carte de sa bouche, il la tendit à son interlocuteur aimablement.


« Je n’en ai plus besoin, reprends là. »


Il était calme, comparé à l’autre qui fulminait littéralement, mais cette diversion lui offrait deux possibilités : L’allemand avait les deux mains occupées, d’une à maintenir Vladimir contre le mur, l’autre avait une arme au poing. Quoi qu’il pouvait se passer s’il la reprenait, il serait obligé de défaire son emprise ou ranger l’objet, de vous à moi, l’option A ou B m’enchantait l’une autant que l’autre. Les yeux de son voisin se posèrent sur la fameuse carte, l’objet du délit, les écritures ne s’effaçaient pas malgré l’eau, tels des fantômes ne voulant pas s’enfuir, des souvenirs incapables de disparaitre. Un trouble vint s’immiscer dans le regard bleu gris de celui-ci, y avait longtemps qu’il ne l’avait pas vue ? Sûrement, bien que le papier en lui-même soit totalement inintéressant. Il ne se décidait pas, perdu dans ses pensées, bon, agir de nouveau histoire de lui donner un coup de pied aux fesses. Le russe pris le visage de son interlocuteur à une main, le forçant docilement à le regarder et soutenir son regard. Quelque chose d’indescriptible et d’inconnu s’était opéré en l’allemand, et le russe lui murmura, un sourire léger et presque tendre aux lèvres :


« Je sais que tu sais. »

Les deux hommes demeuraient parfaitement silencieux, leur regard rivé l'un à l'autre comme des clous dans un cercueil, il semblait que rien au monde n'aurait pu leur faire lâcher prise. Les yeux gris et remplis de haine de Konstantin vrillaient ceux de Vladimir, aussi bleus et sereins qu'un ciel d'été. Le gamin aurait du être mort de trouille. N'importe qui le serait à sa place, s'il voyait débouler dans sa salle de bain un allemand fou-furieux avec un beretta à la main. Mais pas Vladimir, évidemment. Cela prouvait-il qu'il avait retrouvé la mémoire ? Difficile à dire. Il était tellement bizarre, de toute façon, même avant cet "incident".
Konstatin aussi était trempé maintenant, et tentait tant bien que mal d'ignorer les gouttes d'eau froide qui coulaient le long de ses tempes. Il sentait ses vêtement qui commençaient à lui coller à la peau. Oh Gott, il avait horreur de ça. Mais ce n'était pas le moment de se laisser distraire...
Son interlocuteur esquissa alors un mouvement qui le fit sursauter et lui fit immédiatement resserrer sa prise sur lui. Qu'est-ce qu'il essayait de faire encore, celui-là ?! Il ne fit que récupérer la carte de visite qu'il avait dans la bouche et la lui tendit avec un sourire aimable, comme s'il s'agissait d'une tasse de thé.


▬ Je n’en ai plus besoin, reprends là.

Konstantin contempla sans bouger d'un millimètre le petit rectangle de carton qui commençait à partir en lambeaux. Il s'en fichait pas mal, il n'allait rien en faire. Et plus tôt cette chose disparaîtrait, mieux ce serait, même si c'était un peu trop tard... Mais pourquoi Vladimir la lui rendait-il ? Pourquoi n'en avait-il "plus besoin" ? Que comptait-il en faire, d'ailleurs, avant qu'il ne le rattrape... Il n'arrivait pas à dire si l'autre savait ou non d'où venait cette carte, s'il se souvenait... Et ça commençait à le rendre dingue, toute cette histoire. L'espace d'un instant, l'Allemand regretta de l'avoir trahi, de lui avoir collé une balle dans la tête, de l'avoir abandonné. Mais c'était trop tard, de toute façon.
Il sursauta une seconde fois lorsqu'il sentit un contact tiède sur sa joue. La main de Vladimir, qui lui releva le menton de manière à ce qu'il le regarde. Il parut extrêmement surpris, l'espace d'un instant, mais la surprise laissa place sans tarder à la colère, et même au dégoût. Il n'aimait pas qu'on le touche. Et pourtant... Ce simple contact suffit à faire défiler dans sa tête des bribes de souvenirs enfouis dans sa mémoire. Une voiture, garée près d'une vieille bâtisse. Une ceinture qui glisse. Une arme qui tombe par terre. « La réputation est un préjugé vain et fallacieux, souvent gagné sans mérite, souvent perdu sans justice. » Un peu comme l'amour... Konstantin revint brusquement à la réalité, secouant légèrement la tête comme pour se débarasser de ces visions plus dérangeantes qu'autre chose. Ce n'était pas le moment. Vraiment pas.


▬ Je sais que tu sais.

Quoi. QUOI ? De quoi parlait-il ? Que savait-il ? Oh, verdammt Gott in Himmel, si ça continuait comme ça, il allait finir par lui faire un deuxième trou dans la tête à ce satané russe ! Mais ça ne serait pas très professionnel.
… D'un autre côté, le trahir pour de l'argent, puis le baiser dans une voiture pour lui décharger son arme, et lui tirer dessus, ça n'avait pas été très professionnel non plus.
Sans un mot, sans détacher son regard du sien, l'Allemand se pencha un peu plus vers Vladimir, et ce mouvement s'accompagna du bruit caractéristique d'une arme que l'on charge. Leurs deux visages n'étaient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre, lorsque Konstantin vint poser le canon de son beretta contre la tempe de son interlocuteur.


▬ Ah, vraiment ? Dis-moi tout.

Murmura-t-il d'une voix qui se voulait calme, mais où l'on sentait planer la menace.

Avant qu'il n'ait le temps de réaliser ce qu'il se passait dans l'esprit de son interlocuteur, et encore moins de s'écarter, Konstantin reçut un formidable coup de pied dans l'estomac qui le cloua au sol. Il laissa échapper une grimace de douleur mais ne lâcha pas son beretta, qu'il tenait toujours braqué vers la jeune russe. Il avait connu pire, tellement pire comme douleur, autant physique que morale, ce n'était pas ça qui allait lui faire lâcher prise. Vladimir, quant à lui, s'était agenouillé dans la baignoire et hurlait, hurlait à s'en faire éclater les poumons. De toute évidence, il venait retrouver la mémoire, et aucun des deux hommes ne s'était douté que ce serait si violent. Enfin, cela n'avait rien d'étonnant...


▬ Konstantin… Hans. Reinhardt…

Lâcha le jeune homme. L’allemand le fixa de son regard qui ne trahissait aucune émotion. Avant que l'autre ne se transforme en cheval. Ce n'était pas la première fois que Konstantin le voyait comme ça, mais il devait bien reconnaître que c'était assez impressionnant. Il avait beau être armé, il doutait quelque peu de l'efficacité de son arme contre une masse de 600 kilos folle de rage et de douleur. Ce doute se confirma lorsque l'équidé lui fonça littéralement dessus et l'envoya valser au milieu du salon. C'est alors que le doberman, montrant les crocs et aboyant férocement, s'interposa entre son maître et Vladimir.


▬ NOX, NON !

Konstantin n'eut pas le temps de retenir son chien, ce dernier se jeta sur son assaillant et le mordit à l'épaule... avant de se prendre un violent coup de sabot et de se faire projeter contre le mur. Il s'effondra sur le parquet trempé avec un jappement rauque. L’allemand se désintéressa soudain complètement de Vladimir et se précipita au chevet de son chien. Il le prit dans ses bras et le serra doucement contre lui. Nox avait beau ne pas être à lui, il s'y était attaché. Vraiment attaché. Et l'idée que l'on puisse lui faire du mal était insupportable. Le doberman le regarda et lui lécha la main comme pour lui dire « Ne t'inquiète pas, je vais bien ». Il l'allongea sur le fauteuil le plus proche et lui caressa la tête, l'air désolé.


▬ Je vais revenir te chercher Nox, je te le promets.

Sans perdre une minute de plus, il s'élança dans les couloirs déserts, l'arme au poing. Il ne lui était pas difficile de deviner par où était passé Vladimir, il n'avait qu'à suivre les traces de sang et les meubles cassés. Il poussa sans tarder la grande porte du hall d'entrée, et eut juste le temps de tourner la tête vers le bois pour entendre s'éloigner ce qui ressemblait fort au bruit de sabots martelant le sol. Il se jeta à sa poursuite, courant à perdre haleine entre les arbres, sautant par dessus les souches, ignorant les branches qui lui fouettaient le visage et les bras au passage. Cette fois, il n'aurait pas besoin de huit millions d'euros pour coller une balle dans la tête de ce salaud de Vladimir. Rien ne l'arrêterait. Personne ne touche à Nox. Je dis bien personne.
Après une bonne vingtaine de minutes passées à guetter les bruits de sabots, de respiration, au milieu des bruissements divers de la forêt, et les traces de pas, l'allemand finit par retrouver la trace de sa proie. Le jeune homme russe gisait par terre, au pied d'une souche, le corps couvert de sang, de boue et d'ecchymoses. Il y a encore quelques jours, Konstantin aurait pu être pris de pitié devant ce spectacle, voire attendri. Mais maintenant, c'était fini. Une haine incommensurable brillait au fond de ses yeux gris acier, une haine que rien ne semblait pouvoir éteindre cette fois-ci. Il vint s'asseoir à califourchon sur Vladimir, histoire d'éviter qu'il ne s'échappe encore une fois, tenant d'une main son beretta toujours braqué sur lui, et de sa main libre, lui colla une grande baffe dans la figure.


▬ WACH AUF, SCHEIßKERL ! Et t'as pas intérêt à te transformer cette fois, sinon je te plombe sur le champ.

A la grande Surprise de Konstantin, le jeune homme ne tenta pas une seule seconde de s'enfuir, ni même de se dégager. Il se contenta de se mettre à pleurer comme une fillette, ce qui était une réaction plutôt normale en fin de compte.


▬ En quoi consistait exactement ton marché avec Henry Lee Lucas.

Murmura le russe d'une voix étouffée. Tout d'abord, le vieux détective ne répondit pas, et le regarda d'un air pensif. Il n'avait pas spécialement envie de remuer tous ces souvenirs qu'il croyait jusque là profondément enfouis dans les limbes de son passé, et surtout, loin derrière lui. Mais il faut croire que le passé nous rattrape toujours, malheureusement... Il repensa aux motivations qui l'avaient poussé à faire ce qu'il avait fait, et trahir le jeune homme de la sorte. C'était pour Elle. Elle, qu'il avait aimée éperdument, plus que tout au monde. Elle pour qui il avait voulu changer. Oui, il avait eu besoin d'argent, il n'aspirait qu'à une vie tranquille, sans soucis, à l'abri du besoin, avec elle. Et lorsque Henry Lee Lucas lui avait téléphoné et proposé ce marché, il avait longuement réfléchi, il s'en était voulu, mais Elle passait avant tout. Et puis il l'avait perdue...


▬ Allez c'est bon, fais ce que t'as à faire.

Il se sentit tout à coup très vieux et fatigué. Avec un soupir las, il passa une main dans ses cheveux courts, avant de répondre d'une voix qui n'avait plus rien d'agressif.


▬ Je devais t’amener à lui. Désarmé. Et ensuite il devait me filer le pognon. Je n'avais pas l'intention de te... ça ne faisait pas partie du contrat… Et je n'en ai toujours pas envie.

Et sur ces bonnes paroles, il se redressa, et alla s'asseoir sur la vieille souche qui se trouvait derrière Vladimir. Elle était morte, assassinée. Vladimir aussi aurait du mourir. Mais pour une raison inconnue, le sort en avait décidé autrement. Il y avait déjà eu assez de morts comme ça.


▬ Tiens, mets-ça, avant de choper la crève...

Murmura-t-il en retirant sa veste et en la laissant tomber devant lui. Puis il sortit de sa poche son paquet de Black Devils et en alluma une en soupirant à nouveau.

Après quelques minutes passées à se détruire les poumons à coup de nicotine et à observer la jeune homme assis devant lui frissonner et grimacer de douleur sous la veste qu'il venait de lui passer, Konstantin soupira pour la troisième fois, avant de se lever et de venir lui tapoter l'épaule pour lui faire signe qu'il était temps de lever le camp. Ils n'allaient quand même pas passer la nuit là, surtout au vu du mauvais temps qui s'annonçait.


▬ … T’es quand même conscient que je ne suis même pas sûr de pouvoir marcher ?

Le détective faillit en lâcher sa cigarette. Il dévisagea son interlocuteur d'un air éberlué, avant d'éclater de rire. Décidément, celui-là, il n'en ratait pas une, aujourd'hui... Pensa-t-il en se mordant la lèvre, l'air rêveur, au souvenir de ce moment – entre nous, pas du tout désagréable – qu'ils avaient passé tous les deux dans une voiture, il y a cinq ans de cela...


▬ On la refait, si tu veux bien. J’ai l’impression d’avoir une entorse et je ne pourrais pas tenir debout avec le mal de crâne que j’ai, sans parler des dommages collatéraux. Je peux essayer de me transformer de nouveau, mais rien n’est moins sur. Je vais retirer ta veste, histoire de pas la déchirer, mais tourne toi. Faudrait pas que ça devienne une habitude.

Vladimir secoua la main pour lui signifier expressément d'aller voir ailleurs s'il y était, et l'allemand s'exécuta, non sans lui avoir lancé un regard taquin, accompagné de son sourire en coin spécial bonjour-je-te-drague. Il ne se retourna que lorsqu'il entendit un petit hennissement lui parvenir, alla récupérer sa veste, et ils se dirigèrent tous deux vers le château. Et ce fut un véritable calvaire de monter les escaliers jusqu'aux chambres de l'aile Nord. Konstantin aussi commençait à fatiguer, après cette course-poursuite effrénée dans la forêt. Il n'avait plus ses vingt ans, malheureusement... Et rien que pour ça, il aurait bien foutu une tarte ou deux à Vladimir.
Comme Konstantin s'y était attendu, leur petite escapade – ou du moins les dégâts qu'ils avaient laissé derrière eux – n'étaient pas passés inaperçus. Et c'est ainsi qu'un majordome à l'air offusqué vint lui annoncer que la chambre de M. Kalashnikov n'était plus en état d'accueillir qui que ce soit, et que non, malheureusement, il n'y avait pas d'autres chambres de libres pour l'instant.


▬ Quoi ?! Vous êtes sérieux ?!

L'allemand rentra dans la pièce dévastée en maugréant. Il retrouva son chien au même endroit où il l'avait laissé une heure plus tôt. Il semblait remis de ses émotions, et n'avait pas l'air trop gravement touché, fort heureusement. Il le prit dans ses bras, puis fit signe à Vladimir de le suivre.


▬ D'après ce qu'il m'ont dit, il n'y a pas d'autre chambre de libre en ce moment, expliqua-t-il en ouvrant sa porte, et vu l'état de la tienne... Bref, fait comme chez toi. Mais pas trop, quand même.

Tandis que Vladimir alla s'enfermer dans la salle de bain, l'allemand vint s'agenouiller près de son chien, qui s'était roulé en boule dans son panier et entreprit de désinfecter et bander chacune de ses blessures. Il se sentait exténué par cette journée et il avait mal partout. Surtout à l'estomac, là où cet abruti de russe l'avait frappé tout à l'heure. Il se redressa et alla s'asseoir dans l'un des larges fauteuils de cuir noir qui meublaient son salon. Sur la table basse trônaient trois ou quatre bouteilles d'alcool. Il les regarda tour à tour pendant quelques secondes, avant de finalement opter pour un verre de whisky, qu'il accompagna de trois antidouleurs. A cet instant, il se fichait éperdument de savoir que l'alcool et les médicaments n'étaient pas un mélange recommandé.
C'est à ce moment là que son colocataire forcé se décida enfin à sortir de la salle de bain. Il sentait la vodka à 10 mètres, ce qui n'était pas pour plaire à Konstantin, qui fronça les sourcils mais ne fit aucune remarque. Il regarda le jeune homme s'effondrer sur le fauteuil en face du sien et s'endormir en quelques secondes. Konstantin aurait donné cher pour pouvoir arriver à s'endormir aussi vite, lui, l'éternel insomniaque. Avec un sourire presque attendri, il posa son verre vide sur la table basse et vint se pencher sur le fauteuil de son interlocuteur. Il devait bien s'avouer que Vladimir était plutôt mignon lorsqu'il dormait. Il avait un visage de bébé. Il le souleva le plus délicatement qu'il put, en essayant de ne pas le réveiller, et alla le déposer sur le grand lit à baldaquin qui trônait à l'autre bout de la chambre. Vu ce que le gamin avait enduré aujourd'hui, et sachant les courbatures qu'il aurait le lendemain, il n'était pas assez sadique pour le laisser dormir sur un fauteuil.
Après un passage éclair par sa salle de bain encore pleine de buée, il vint s'asseoir sur le bord de son lit et entreprit de défaire le nœud de sa cravate et de retirer ses vêtements. Il se sentait confus. Confus et troublé. Il ne savait pas s'il s'était encore fichu dans la mouise ou pas, il ne savait pas s'il était content ou non de ne pas avoir tué Vladimir et qu'il ait retrouvé la mémoire. Peut-être était-ce lui, finalement, qui allait chercher à le tuer... Il ne savait pas non plus ce qu'il ressentait pour ce gamin aux cheveux blancs et au visage enfantin. Il devrait le haïr de ne pas être mort, de resurgir dans sa vie comme ça, sans crier gare, de quasiment faire voler en éclat sa couverture d'agent, de manquer de faire rater sa mission, et de brutaliser son chien de la sorte. Mais non, le fait est qu'il n'avait actuellement pas la moindre idée de ce qu'il ressentait. Et ça le rendait dingue.
Il se tourna soudain vers le jeune homme et du bout des doigts, lui caressa furtivement la joue. Et dire qu'il y a quelques heures à peine, il comptait le tuer, et pour de bon cette fois... Il en était bien loin à présent. Il poussa un soupir las, puis se tourna dans l'autre sens et se plongea à nouveau dans la lecture de son satané livre, qu'il aurait sûrement déjà fini à l'heure qu'il était, s'il n'avait pas été interrompu par le crétin qui se trouvait à l'autre bout de son lit.