La cheville de Saskia avait fortement dégonflée, seul un hématome violet lui rappelait la douloureuse chute. Par chance elle avait évitée de peu l'entorse. Deux semaines et déjà Saskia s'efforçait de ne plus boiter bien que la douleur était toujours présente, tout le temps. Sans aucune pause, jamais. Pour la première fois depuis elle avait envie de défier cette articulations fragile. Elle se chaussa de sa plus haute paire de talons. Ses escarpins Disturbia dont elle était si fière et qu'elle ne portait presque jamais à cause du style décalé qu'ils offraient. Elle enfila une petite jupe à volant noir avec des collants sombres eux aussi.

Il était à peine huit heures tapante que déjà les talons de la jeune femme résonnaient dans le long couloir du château. Le soleil était au rendez-vous, il s'était absenté depuis longtemps. Il lui semblait qu'elle retrouvait l'Angleterre de son adolescence. Un sourire s'était affiché sur ses lèvres maquillées de rouge. Aujourd'hui Saskia avait décidé d'oublier Konstantin Elle allait enfin pleinement vivre. Hanke lui, trottinait tout heureux de sortir enfin de cette chambre dispace. Sa langue pendait hors de sa bouche.

L'air faisait voler ses cheveux, elle passa rapidement les grilles du château sans même un regard pour le magnifique bâtiment qui s'élevait derrière elle. Elle n'attendi pas, par chance son taxi était en avance. Elle fit le tour du véhicule ouvrit le coffre, et d'un geste de la tête demanda à son compagnon de grimper sans faire d'histoire, il glapit et sauta dans le véhicule. Elle embrassa la tête de l'animal et entra rapidement à l'arrière du véhicule ne laissant même pas le temps au chauffeur de refermer la porte pour elle. Elle était pressée de filer loin d'ici pour quelques heures au moins. Elle lui donna la direction à suivre et comme la bonne humeur avait réveillé Saskia elle engagea la discussion sur tout et n'importe quoi. L'homme semblait charmé, elle, elle n'était pas peu fier de voir qu'elle faisait encore de l'effet aux hommes. Elle lui laissa un billet sans même exiger de monnaie. Bon dieu combien faisait ça ? Le fric qu'ils devaient y laisser !

Elle se dirigea vers un café et en emporta un, ne sachant pas encore où est-ce qu'elle allait s'asseoir pour le déguster et se reposer enfin un peu. Hanke avait les yeux qui brillaient lorsqu'il vit la mer au loin. Elle prit alors la route en direction de la plage. Environs une quinzaine de minutes après elle était arrivée sur l'étendue sablée. Le vent soufflait et le soleil brillait. Ah ! Ce bon vieux pays ! Elle se déchaussa et s'avança dans le sable, quelle idée d'enfiler des collants sur une plage. Peu importe on ne lui gâcherait pas sa journée. Elle posa son sac à main, sa veste et son café auquel elle n'avait pas encore touché, peu importe.

Elle alla se mettre les pieds dans l'eau tandis que Hanke tel un gamin filait à toute allure vers les vagues, elle se saisit d'un coquillage et le jeta au loin. Il regarda Saskia d'un air béa, évidemment on ne lui avait jamais appris à jouer. Elle se mit à l’appeler et comme des enfants ils firent la course le long de la plage, ils étaient retomber en enfance tout les deux. Quelques minutes plus tard Saskia regagna ses affaires laissant son chien jouer tout seul. Sa cheville lui faisait trop mal pour continuer ainsi. Elle s'assit sur le sable fin, un large sourire illuminait ses lèvres. Elle goutta son café, qui évidemment était froid. Elle le reposa une grimace de dégoût sur les lèvres. Tant pis, elle le jetterait plus tard. Rien ni personne ne pouvait lui gâcher sa journée, ou presque.

Konstantin était assis sur le rebord de sa fenêtre, une cigarette à la main, laissant pendre son bras dans le vide. Cela devait bien faire une heure ou deux qu'il se tenait ainsi, perdu dans ses pensées, ses yeux gris fixés sur un point imaginaire à l'horizon. Contrairement aux jours précédents, il ne se sentait pas l'envie de rester dans le noir aujourd'hui, non, il avait envie de profiter des quelques rayons du soleil matinal qui perçaient à travers les nuages qui encombraient le ciel encore sombre. Il n'était que huit heures du matin. Il se sentait étrangement léger, comme si ses soucis s'étaient un peu estompés. Pourtant ils étaient encore bien présents et profondément ancrés en lui, il le savait, mais peut-être était-ce juste les effets du beau temps qui revenait. Après toute cette pluie, ça ne pouvait pas faire de mal... Il commençait même à se sentir prisonnier, entre ces quatre mur, avec pour toute vue sur le monde extérieur une minable fenêtre. Aujourd'hui, il avait besoin de plus que ça, bien plus... Poussant un soupir, il tira une dernière bouffée sur sa cigarette, avant de l'écraser dans le cendrier qui était posé à côté de lui et de sortir son portable de sa poche. Il composa le numéro de la compagnie de taxis qui desservait la ville de Brockhurst et en réserva un. Puis il se leva d'un bond, empoigna sa veste posée sur le rebord de sa chaise et prit son carnet à dessin sous le bras, avant de venir se planter devant le doberman qui était couché au pied du lit. Ce dernier leva les yeux vers son maître avec un gémissement, le regard interrogateur. Le détective fit un signe de tête en direction de la porte, que le chien interpréta comme il se devait, et se leva en baillant et étirant ses muscles engourdis. Ils sortirent en s'efforçant de ne pas faire trop de bruit, peut-être plus pour ne pas se faire remarquer que par peur de déranger les résidents du château encore endormis. Ils s'éloignèrent dans le couloir, et cinq minutes plus tard, ce fut le sourire aux lèvres que Konstantin passa les grilles du domaine. Il n'eut pas à attendre longtemps, il voyait déjà le taxi arriver au loin sur la route. Une fois que celui-ci se fut arrêté, il alla ouvrir le coffre et y fit grimper son chien, avant de prendre place à l'arrière.

D'un naturel peu bavard, il ne jugea pas utile d'entamer la conversation avec le chauffeur et se contenta de lui indiquer sa destination, avant de sortir son iPod de sa poche et d'enfoncer les deux écouteurs blancs dans ses oreilles. Il choisit un morceau au hasard et vint appuyer sa tête contre la vitre froide, laissant son regard vagabonder au dehors. Les arbres et les maisons qui défilaient devant lui lui donnaient une impression de liberté qui le fit sourire malgré lui. Quel bonheur de pouvoir s'échapper quelques heures de ce foutu château et de retrouver les bruits et les odeurs familières de la ville. Évidemment, c'était bien loin d'être la même chose que New-York, mais bon, c'était mieux que rien. Le taxi s'arrêta au coin d'une rue une vingtaine de minutes plus tard. Konstantin tendit un billet au chauffeur et alla ouvrir le coffre. Nox bondit à l'extérieur avec un jappement de satisfaction et se mit à gambader avec joie sur le trottoir. Le détective se contenta de le suivre de loin, il n'avait pas la moindre envie de courir de la sorte. Cette rue lui disait quelque chose, il lui semblait y être déjà passé. Mais quand ? La mémoire lui revint presque aussitôt. C'était là qu'il avait plaqué sa coéquipière contre un mur. Ce souvenir lui arracha une moue agacée et il chassa bien vite cette pensée de son esprit. Il était hors de question que Saskia vienne lui gâcher cette journée.

Mais, au fait. Où allait-il donc comme ça ? Aucune idée. Pas grave. Cela lui importait relativement peu, à vrai dire. Tant qu'on lui fichait la paix, il voulait bien aller n'importe où. Son choix se porta finalement sur la plage, qui devait être relativement déserte à cette heure-ci. Cette idée lui plaisait, ça faisait bien longtemps qu'il ne s'était pas promené au bord de l'eau. Il siffla son chien et ils prirent sans tarder la direction de la plage, qui n'était qu'à un kilomètre de là. Un peu de marche, quoi de mieux pour se réveiller ? Ils marchèrent ainsi pendant un bon quart d'heure, Konstantin gardait la tête baissée, les mains dans les poches et la musique à fond. Il n'avait pas besoin de regarder où il allait, il avait longuement étudié les plans de la ville avant de partir pour Brockhurst, il connaissait le chemin. On aurait dit qu'il cherchait à s'isoler du monde qui l'entourait. Pourtant, il était heureux, à cet instant. Ou du moins, il pensait l'être. Mais au fond. Peut-être lui manquait-il quelque chose... Ce ne fut que lorsqu'il sentit le vent souffler plus fort et l'air devenir plus frais, qu'il releva enfin la tête, pour constater qu'il n'était plus qu'à quelques mètres de la plage. Un sourire vint éclairer son visage. Il chercha un endroit tranquille et désert où il pourrait s'installer tranquillement, évitant soigneusement un couple assis là, et plus loin, un jeune garçon qui tentait de faire s'envoler un cerf-volant multicolore. Bientôt, il aperçut dans un coin quelques rochers plantés les uns à côté des autres. Il alla s'asseoir contre l'un d'entre eux pour s'abriter du vent froid et ouvrit son carnet à dessin, laissant le doberman gambader dans l'eau. Un crayon, une feuille, et voilà, le monde n'existait plus. Il n'y avait plus rien que cet univers en noir et blanc, fait de papier et de charbon, qu'il s'était inventé au fil des années. Il aurait pu rester des heures ainsi, si un rire n'était venu le tirer de son ouvrage. Il lui semblait qu'il l'avait déjà entendu, mais en plus... sarcastique. Intrigué, le détective tourna la tête dans sa direction. Ses yeux gris s'agrandirent d'horreur quand il aperçut un chien-loup courir sur le sable à quelques mètres de lui... et une jeune femme aux cheveux bruns qui ne lui était malheureusement pas inconnue le suivre de près... Et merde.

A chaque fois que Konstantin recherchait la solitude et la tranquillité et qu'il souhaitait ne pas croiser l'une de ses connaissances ; évidemment, quelqu'un venait l'emmerder, et comme par hasard c'était exactement cette personne en question qu'il rencontrait. Cela semblait d'une logique imparable. S'il y avait au ciel un Dieu des petits riens, chargé de faire chier les gens avec ce genre de choses, on pouvait dire qu'il faisait étonnement bien son travail. Sa coéquipière l'avait remarqué, elle aussi. Elle avait tourné rapidement la tête vers lui, l'air tout aussi surprise et exaspéré que lui. Il avait tout d'abord pensé qu'après leur entrevue pour le moins... mouvementée de la dernière fois, elle ferait comme si de rien n'était et qu'elle irait s'installer plus loin. Mais contre tout attente, elle ramassa ses affaires non pas pour s'éloigner, mais bien pour venir s'asseoir à côté de lui. Il la dévisagea avec étonnement, durant quelques secondes, mais reposa bien vite son regard sur le carnet à dessin qu'il tenait toujours posé sur ses genoux. Elle fuyait son regard. Et pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontrée, cela provoquait en lui une certaine gêne. Oh, juste un peu, ce n'était pas grand chose. Un peu comme lorsque l'on sort de chez soi, qu'il pleut et qu'on se rend compte qu'on a oublié de prendre son parapluie. Mais c'était tout de même un sentiment, aussi infime soit-il, il devait bien le reconnaître.



▬ Tu me suis, Konstantin. C'est impossible.


Avec un long soupir de lassitude, il vint appuyer sa nuque contre le rocher qui se trouvait derrière lui et son regard se perdit peu à peu dans l'immensité du ciel nuageux, oscillant entre le bleu pâle et le gris perle, par endroits. Que répondre à cela... Bien sûr que non, il ne la suivait pas. Il avait bien d'autres chats à fouetter, ces derniers temps. Et puis de toute façon, comment aurait-il pu savoir qu'elle se trouvait à cet endroit précis, à cette heure précise. C'était tout bonnement impossible. Mais... Qu'était-il en train de faire, là, exactement ? Cherchait-il à se convaincre qu'il était là de son propre chef et par le plus pur des hasards... Oui, bien sûr. Comment pourrait-il en être autrement. Après tout, Saskia n'était qu'une collègue, une vague connaissance, en somme. Rien de plus... Machinalement, la main du détective vint se poser doucement contre son torse, à l'endroit même où se trouvait la poche intérieure de sa veste. Il pouvait encore sentir la photo froissée sous le coton, qui n'avait pas bougé depuis qu'elle avait atterri ici. Au souvenir du jour où il s'étaient vus, une semaine plus tôt, son front se barra d'un pli contrarié. Il lui en voulait. Terriblement, même. Il aurait pu l'envoyer bouler, là, maintenant, par une de ses remarques acerbes et délicieusement sarcastiques dont il avait le secret. Mais... non. Il n'était tout simplement pas d'humeur à se disputer avec qui que ce soit. Même avec Saskia, qui était pourtant devenue son souffre-douleur attitré... Il y a des jours comme ça, où on a envie de rien. Rien d'autre que s'asseoir sur le sable, les yeux fixés sur le ciel, et regarder le temps passer en espérant que demain sera un jour meilleur... Oui, il y a des jours comme ça, où notre âme se fait la malle, où l'on est plus rien qu'une coquille vide, qui espère en vain et qui attend l'impossible...



▬ Qui sait...


Murmura-t-il sur un ton énigmatique, en tournant la tête vers elle, un léger sourire au coin des lèvres.

Les deux coéquipier regardaient droits devant eux, leur regards dans la même direction. Un sourire vint se déposer sur ses lèvres. Elle se mit à rire sans vraiment savoir pourquoi, il a des j ours où l'on sent qu'il n'y a plus rien d'importants puisque nos rêve n'atteindrons jamais la limite qui sépare le rêve de la réalité. Et dans ces moments là il n'y à plus rien à faire que de rire de son malheur, car le jour où, il ne nous reste que les yeux pour pleurer, la voix pour gueuler et les mains pour faire des châteaux de sable.


▬ Qui sait...

Son chien au loin courrait dans les vagues et nageait. Lui il semblait heureux. Ou du moins il savourait les quelques instants de liberté que lui avait offert Saskia. Son cœur se serra quand elle se dit que dans quelques mois elle devrait se séparer de lui, parce que malgré son hyperactivité, sa jeunesse, son air de bébé, son inexpérience, il était attachant, dans ses yeux quand elle voyait tout ce qu'il lui transmettait elle ne pouvait pas s'empêcher d'avoir le cœur qui se serrait vaguement, ses yeux qui rougissait doucement. Elle le prenait alors dans ses bras. D'ailleurs, le revoilà en courant vers elle.

D'un bond elle se leva comme pour esquiver son petit ébrouement, un millions de gouttes s'envolèrent alors. Elle se recula alors sans vraiment le savoir où le réaliser vers l'homme. En tonnant à son animal d'aller jouer plus loin. Qu'est ce qu'il pouvait être casse pied des fois ! Elle se rassit un peu plus près de Konstantin, fermant les yeux une seconde.

Ses yeux se posèrent alors instinctivement sur le carnet à dessin de Konstantin. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour réaliser ce qu'il avait dessiné. Ses yeux s'agrandirent, son cœur s'emballait. Non. C'était sans doute pour l'insulter dans son bouquin et y peindre le visage du « emmerdeuse » comme il disait.

_ Qu'est ce que.....

Ils regardaient tous deux droit devant eux, comme s'ils craignaient qu'en tournant la tête, leurs regards ne se croisent. Il demeurèrent donc silencieux pendant quelques minutes, regardant tous deux le chien de Saskia qui courait entre les vagues en aboyant de joie. Nox l'avait rejoint sans tarder et les deux canidés jouaient l'un avec l'autre sans la moindre rancœur. S'il y avait quelque chose de merveilleux chez les animaux, c'était bien le fait qu'ils ne gardaient strictement aucune rancune, aucune haine, contrairement aux humains, égoïstes au possible et rancuniers... Anke sortit de l'eau et se mit alors à courir dans la direction des deux agents, aboyant de plus belle et vint s'ébrouer devant eux. Saskia eut le réflexe de se lever pour éviter de se prendre une giclée d'eau de mer dans la figure, ce qui ne fut pas le cas de Konstantin. Mais il n'y fit pas attention et esquissa un sourire amusé. Après tout, ce n'était que de l'eau.

Elle se rassit alors, tout près de lui, et sans qu'il ait le temps de réagir, son regard se posa malencontreusement sur le carnet à dessin qui était demeuré ouvert. Konstantin le referma brusquement, mais c'était trop tard. Les yeux gris de sa coéquipière s'étaient agrandis de surprise, elle avait compris. Il baissa la tête avec gêne. Oui, c'était bien elle qu'il avait dessiné. Il ne savait pas ce qui l'avait poussé à le faire. Généralement, il ne réfléchissait pas à ce qu'il dessinait, il se contentait de laisser glisser son crayon sur le papier, et de suivre son imagination. Les contours d'un visage familier s'étaient alors ébauchés. Il dessinait ce qui le préoccupait, pour le sortir de son esprit et avoir un peu la paix, alors sans doute devait-il penser à elle à ce moment-là. C'était la seule explication plausible.



▬ Qu'est-ce que...
▬ Hrm... Rien. Rien du tout.


Marmonna-t-il en rougissant légèrement. Décidément, ce n'était pas sa journée, aujourd'hui. Qu'allait-elle s'imaginer, maintenant. Et surtout, comment diable allait-il pouvoir se justifier ? Oh et puis zut, hein ! De toute façon, cette fille, il fallait toujours qu'elle fourre son nez partout, il n'avait pas que ça à faire, de se chercher une excuse alors qu'il n'avait à répondre de rien. C'est vrai quoi, s'il avait envie de la dessiner, c'était son problème, qu'elle se mêle de ses affaires. Le visage du détective se renfrogna. L'espace d'une seconde, il avait pensé que cette fois, ils pourraient peut-être avoir une conversation normale, sans se gueuler dessus et se disputer... mais évidemment, si elle commençait à s’immiscer de la sorte dans ses affaires... Saskia semblait décidément avoir un don pour toujours tout gâcher. Ou bien était-ce simplement Konstantin qui était trop susceptible... Il poussa un profond soupir et ferma les yeux un instant, comme pour tenter de se raisonner. Il fallait vraiment qu'ils réussissent à s'entendre, au moins un petit peu, s'ils voulaient avoir une chance de faire avancer leur enquête...



▬ Au fait, ça va mieux ta cheville ?


S'enquit-il en rouvrant soudainement les yeux, l'air curieux, comme s'il cherchait à détourner l'attention de la jeune femme. Elle ne semblait plus avoir trop de mal à marcher, ce qui, dans un sens, le réjouit. De son côté, il n'avait plus aucune marque sur le cou, et Dieu merci d'ailleurs. Il avait bien assez de cicatrices sur le poignet gauche, inutile d'en rajouter ailleurs...

▬ Tu progresses. Allez, montre moi !


Dit Saskia sur un ton légèrement ironique, avant de se pencher vers le carnet à dessin, dévisageant tout à tour Konstantin et la couverture en cuir noir. Un sourire plein de curiosité et d'une certaine satisfaction hésitait à se dessiner sur ses lèvres. Oh, verdammt... Que diable était-elle en train de s'imaginer... Elle posa alors une main dessus, son sourire s'élargissant encore, et lui donna un petit coup d'épaule. Visiblement, elle semblait bien décidée à avoir le fin mot de cette histoire de dessin. Que croyait-elle ? Que ce carnet était rempli de dessins d'elle ? Qu'elle n'espère pas trop, dans ce cas. Il n'y en avait qu'un. Tous les autres étaient des portraits du mystérieux homme masqué, que Konstantin dessinait sans arrêt, quelques uns de Nox également, et puis une bonne dizaine d'une femme. Très belle, au regard très doux et aux cheveux blonds. La même que celle qui se trouvait sur la photo froissée, dans la poche de sa veste... Jamais, jamais il n'avait pu l'oublier. Dix ans déjà...



▬ Au fait... Toi, comment tu vas ? Enfin ton cou j'veux dire ?


La jeune femme ne lui laissa même pas le temps de répondre, ni même de réagir, elle vint doucement passer une main dans son cou. Konstantin se raidit, ce contact inattendu lui fit le même effet qu'une décharge électrique. Il tourna la tête vers Saskia, qui le dévisageait d'un air amusé, et lui lança un regard à la fois surpris et interrogateur. Il n'aimait pas qu'on le touche, et elle devait certainement s'en être rendue compte, depuis le temps. Alors à quoi jouait-elle ? Était-ce une provocation ? En temps normal, le détective se serait sans l'ombre d'un doute énervé et l'aurait repoussée. Mais ce jour-là... Non, décidément, il n'était pas d'humeur. C'est à peine s'il avait la force de lever le petit doigt. Étrange maladie que la lassitude, qui vous fait passer pour insignifiantes même les choses qui d'ordinaire vous exaspèrent et vous dégoûtent...



▬ Ça va...


Répondit-il simplement, tout en faisant un effort surhumain pour masquer sa gêne et les frissons qui courraient le long de son dos, au contact des doigts froids de son interlocutrice contre sa gorge. Il relâcha lentement sa prise autour du carnet, et finit par le lui tendre avec une certaine hésitation. De toute façon, si ce n'était pas lui qui le faisait, elle allait le harceler jusqu'à ce que mort s'ensuive, alors à quoi bon résister plus longtemps...

Saskia se saisit du carnet avec hésitation, elle aussi. Elle ne semblait pas en revenir qu'il le lui donne aussi facilement, et sans rouspéter en plus. Et elle avait raison. C'était là un exploit. Le genre de chose qui arrive tous les trente-six du mois et qu'on est pas près de revoir se produire avant un long moment. Elle demeura indécise durant quelques secondes, puis se décida enfin à l'ouvrir. Elle tourna lentement les pages, s'attardant longuement sur certains croquis, et pas du tout sur d'autres. Comme ceux de la femme, par exemple. Son visage s'était durci. Visiblement, ça ne lui plaisait vraiment pas, cette histoire. Mais pourquoi. Pourquoi cette jalousie totalement inexpliquée ? Elle s'arrêta un instant sur son propre portrait, puis referma le carnet d'un coup sec, sans un mot. Elle le garda entre les mains, passant machinalement ses doigts sur la reliure en cuir. Elle semblait profondément préoccupée, à cet instant. Mais par quoi, ça, Konstantin ne s'avisa pas de le lui demander.

Elle vint alors poser doucement sa tête contre son épaule. Le détective se raidit pour la deuxième fois, et un frisson vint à nouveau courir le long de sa colonne vertébrale. Verdammt, pourquoi tant de contact ! Les gens ne pouvaient-ils donc pas vivre sans se lécher la pomme toutes les cinq minutes ? La dernière personne qui avait osé le toucher sans sa permission s'en était pris plein la tête. Eh oui, parce que d'après sa psy, « Un petit massage, ça va vous détendre ». C'est ça, et la marmotte, elle met le chocolat dans le papier d'alu, hein... C'était tout de même incroyable, cette manie du genre humain, de tripoter ses congénères sans la moindre raison. Non, décidément, Konstantin détestait trop les gens pour se plier à cette règle stupide, qui n'en était même pas une d'ailleurs. Cependant, il ne pouvait pas repousser Saskia, comme il l'aurait fait en temps normal. Pour une fois qu'ils pouvaient se parler sans se hurler dessus et se foutre sur la gueule... Il fallait en profiter, ce n'était pas près de se produire à nouveau. Aujourd'hui, il n'était pas dans son état normal, demain ça serait passé. Demain, il pourrait à nouveau la rabaisser à coup de sarcasmes, comme si de rien n'était.



▬ Tu n'as toujours pas envie... d'en parler ?...


Oh, Gott... Pourquoi fallait-il toujours qu'elle gâche tout ? Il était près à parler de tout et n'importe quoi avec elle, de la pluie et du beau temps, du fonctionnement d'un batteur à œufs jusqu'au dernier album de Justin Bieber s'il ne fallait. Mais pas de... ça. Elle avait levé les yeux vers lui, et le détaillait d'un air curieux. Il ne fallait pas qu'il se plonge dans ces deux yeux gris perle qui le dévisageaient avec tant d'intensité, il ne fallait pas qu'il s'y laisse prendre, sans quoi son masque se briserait sur le sol comme du verre, il le sentait... Mais il n'avait plus la force de résister, ni de se battre. Ce matin-là, le poids sur ses épaules, la tristesse et la solitude qu'il traînait derrière-lui, enquête après enquête, depuis des années, lui semblait plus lourd qu'à l'ordinaire. Ses prunelles croisèrent celles de son interlocutrice. Et le mur de glace qui s'élevait entre eux deux, entre Konstantin et le reste du monde, vola soudain en éclats. C'était maintenant de la tristesse, qui brillait au fond de ses yeux sombres. Un véritable raz-de-marée de douleur et de rage refoulées déferlait en lui. Il aurait voulu hurler à s'en faire éclater les poumons, hurler jusqu'à ce que mort s'ensuive. En finir avec cette vie de merde... mais le seul son qui s'échappa de sa gorge nouée fut un soupir étouffé. Il détourna alors son regard de la jeune femme assise à côté de lui, et se prit la tête entre les mains, les dents serrées. Pourquoi. Pourquoi tout ça, putain. Pourquoi lui... Oh, bien sûr, il avait toujours été un connard effronté et sarcastique, toujours prêt à rabaisser ses collègues et se lancer des fleurs. Mais au point de mériter tout ce qui lui était arrivé ?... Non. Tout ça n'était qu'un masque. Il y avait une personne qui aurait pu le changer, autrefois... Mais maintenant, c'était trop tard. Il ne put retenir une larme traîtresse, brûlante de désespoir, qui vint lentement couler sur sa joue, et qu'il essuya immédiatement d'un geste rageur. Si Saskia osait raconter à qui que ce soit qu'elle l'avait vu dans cet état, il la tuerait sans l'ombre d'un doute.

Comme du verre sur le sol le masque de l'homme se brisa. En quelques secondes seulement. Un petit soupir refoulé, caché s’échappa de ses poumons, c'était un infime soupçon de ce qui se tramait en lui, elle le sentait. Elle avait perçut dans ses yeux toute la douleur qui l'envahissait. Saskia qui d'ordinaire serait restée de marbre, presque moqueuse. Mais elle ne pouvait pas en rire, là maintenant. Le voir comme ça, c'était douloureux. Elle aurait aimé pouvoir l'aider. Il avait détourné son regard de celui de Saskia. Il s'était renfermé sur lui-même, se prenant la tête entre les mains. D’un geste agacé, presque violent il essuya sa joue. Saskia muette, les yeux sur l'homme observait la scène en silence. S'enfermant à son tour dans un mutisme profond, l'air un peu à côté de la plaque. Son esprit s'était évadé loin, mais pourtant elle voulait le soutenir, elle aurait aimé l'aider.

Elle revint à elle-même, toujours silencieuse. Ils s'étaient enfermés dans leur bulle il lui semblait que plus rien ne pourrais l'atteindre à cet instant, ni les deux canidés qui jouaient dans l'eau, ni le bruits des vagues, le sables qui fouettait le visage et piquait les yeux, ni même les rires ou les larmes des enfants.

Avec une lenteur presque mesurée, la jeune femme vint se placer face à Konstantin, elle posa une main délicate sur son épaule, fixant le visage caché de l'homme. Sa main glissa alors dans son cou et puis sur sa joue, l'obligeant à remonter le menton, elle essuya alors la joue humide de l'homme. Pourtant, à cet instant précis elle ne savait pas quoi dire, elle n'avait aucune envie de parler. Juste faire durer le moment encore quelques secondes, elle se pinça la lèvre, quelque part elle savait qu'elle n'avait pas sa place dans l'estime du détective. Il fallait bien qu'elle se fasse à l'idée puisque de toute façon si cette femme avait réussi à le faire pleurer elle n'avait pas une chance pour monter au grade au-dessus que celui de coéquipière casse-pied. Face à cette situation elle ne savait plus vraiment comment réagir, peut-être valait-il mieux qu'elle rassemble ses affaires et le laisse respirer, peut-être finalement n'avait-il pas besoin d'elle, ni même envie de la voir. Enfin ça elle le savait. Peut-être que finalement elle appellerait John pour lui annoncer que cette mission en collaboration avec Konstantin était tout bonnement impossible.

Saskia était pour une fois compatissante, mais lui, elle ignorait comment ce visage d'ordinaire si fermé pouvait avoir volé en éclat en quelques secondes. Comment était-ce possible ? Lui, d'ordinaire si agressif, rancunier et désagréable, elle se doutait bien que cette soudaine passivité n'était pas le fruit d'une quelconque estime ou appréciation. Elle s'était figée, plongeant ses yeux dans les siens. Elle aurait voulu que ce moment s'étire dans le temps, qu'il ne finisse peut-être jamais puisqu'elle ignorait de quelle manière leurs relations se poursuivrait. Même la manière dont il réagirait. A vrai dire, elle hésitait, sans vraiment savoir si elle voulait ou non connaître sa réaction.

Saskia était venue s'accroupir en face de lui. Il aurait plutôt pensé qu'elle se foutrait de lui, qu'elle profiterait de la situation pour se venger de tout ce qu'il lui avait fait subir depuis leur arrivée à Brockhurst... Mais apparemment non. Elle semblait au contraire compatir à sa douleur, ce qui lui paraissait bien étrange. Elle vint poser une main sur son épaule. Une main froide, qu'elle fit lentement glisser dans son cou, puis sur sa joue, le forçant à relever la tête vers elle. Il la dévisagea d'un air interrogateur, tandis qu'elle essuyait doucement sa joue humide. Il ne réagit même pas. Pourquoi se montrait-elle si gentille et compréhensive avec lui ? Ça n'avait strictement aucun sens. La logique aurait voulu qu'elle soit infecte, qu'elle lui balance en pleine figure une remarque bien sentie et qu'elle s'en aille, le laissant seul avec ses yeux pour pleurer. Mais elle était là, près de lui, et elle n'avait pas l'air de vouloir partir. Au contraire, elle semblait vouloir parler, mais pourtant, ses lèvres demeuraient closes. Comme si elle ne trouvait pas ses mots. Mais en même temps, il n'y avait rien à dire... Elle ne changerait jamais rien aux malheurs de Konstantin, même avec toute la volonté du monde. Que reste-t-il, comme solution, quand même le temps n'efface pas les souvenirs et ne guérit pas les blessures...

Il aurait voulu sourire, mentir, lui dire « Tout va bien, ne t'inquiète pas... Et maintenant arrête de me tripoter la joue. » Oui, il aurait voulu par dessus tout remettre ce masque qu'il n'avait pas quitté depuis des années, il aurait voulu que rien de tout ça ne soit arrivé. Fuir, le plus loin possible, tout laisser derrière lui. Fuir et oublier... Mais ce n'était pas possible, de toute évidence. Il était coincé là, avec son fardeau sur le cœur, et pas le moindre moyen d'y échapper. Pourquoi ça fait si mal, de vivre... Mu par on ne sait quel sentiment, le détective se redressa soudain, attrapa sa coéquipière par les épaules et la serra contre lui. Il semblait que le dégoût profond que lui inspiraient les contacts physiques s'était évaporé. Il avait beau se la jouer vieux célibataire endurci, agent solitaire et désagréable, au fond, il était seul. Et comme tout être humain normalement constitué, venait un moment où la solitude et la douleur devenaient trop lourdes à porter pour une seule personne...



▬ Il n'y a rien à dire... Je... Je suis tellement fatigué... de vivre.. Tu sais.. tellement.. fatigué...


Murmura-t-il d'une voix rauque, avant de venir appuyer sa joue contre celle de la jeune femme. Il ignorait quelle serait sa réaction. Il espérait seulement qu'elle ne le rejetterait pas... pas tout de suite.

Ses grands yeux la fixaient avec autant d'intensité qu'elle en demeurait bouche bée, laissant place au silence. Oui, parfois la parole n'avait pas sa place, le silence semblait plus confortable, les deux êtres immobiles étaient là, ne sachant réellement que faire. On a toujours appris à un enfant à s’asseoir, parler, compter mais au final on apprend jamais à vivre. Certains y arrivent, d'autres non. Entre eux depuis le début c'était installé un climat social tendu et agressif, parfois vaniteux. Mais à cet instant elle ne ressentait pas ça, elle ne savait pas ce qu'elle ressentait, peut-être rien, oui elle n'était en proie à aucun sentiments violent ou extrémiste. Elle savait jute qu'elle se sentait apaisé, pourtant la situation n'y était pas non plus propice.

Alors que les deux personnages tel de statues c'était figées de longes secondes, peut-être même de nombreuses minutes – ils faisaient comme partis du décor, plus personne ne leurs prêtaient une quelconque attention- Konstantin, d'un geste vif s'était redressé et avait entraîné avec lui sa coéquipière. D'un même geste elle se dressa, se laissant entraîné par l'homme. Ce n'est que quelques secondes plus tard qu'elle compris que cette chaleur humaine était celle du détective. Elle se laissa alors faire, ne sachant trop comment réagir, ses bras qui pendaient alors le long de son corps vinrent remonter le dos de l'homme et se poser chacune sur ses omoplates.

▬ Il n'y a rien à dire... Je... Je suis tellement fatigué... de vivre.. Tu sais.. tellement.. fatigué...

Sa voix était rauque, presque tremblante. Il avait prononcé ses mots sur un ton si touchant, ses mots étaient si vrai qu'elle en aurait eu les larmes aux yeux si elle avait su pleurer. La joue de l'homme, lentement vint se poser contre celle de la femme. Elle en demeura pour le moins surprise et perplexe. Lui qui depuis le début l'avait toujours rejetée avec une telle violence que ce geste presque affectif la rendait perplexe. Peu importe si demain il retrouvait son sarcasme si légendaire elle en avait marre de se poser des questions. A son tour elle vint poser sa joue contre celle de l'homme.

Elle ne parvint pas à trouver les mots, pourtant elle aurait voulu, elle aurait voulu trouver les mots pour lui décrire ce qu'elle ressentait, ce qu'elle pensait. Mais il n'y avait rien à faire, elle ne parvenait pas à mettre des mots sur ce qu'elle ressentait. Elle ferma simplement les yeux et se pressa contre lui sans un mot. Elle aurait aimé qu'il comprenne sans explications, qu'il entende sans mots. Elle ne savait plus vraiment quoi dire ou faire. Le temps filait trop vite, elle aurait voulu mettre l'instant en pause pour pouvoir réfléchir, peser ses mots, les trouver déjà ? Et plonger ses yeux gris perles dans les siens pour pouvoir un instant profité de l'homme qui avait laissé tomber son masque.